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Juliette sur un segment de cil

15 | 10 | 2015

Le problème avec Juliette* c’est qu’elle ne ferme pas les yeux quand elle voit quelque chose qui lui plait et qu’elle en arrête la face magnifique de son inventaire, par son immanquable : « c’est trop bien ». A force de ne pas vouloir fermer les yeux sur ces scènes aussi bigarrées qu’exaltées, de peur que ses paupières ne les effacent définitivement, Juliette a cette étrange habitude de garder constamment les yeux ouverts. Elle dit pouvoir ainsi conserver jalousement les impressions exceptionnelles qu’elle perçoit de manière ordinaire et qui plaquent sans confusion leurs compositions et leurs couleurs sur sa rétine. Quelques-unes de ces fréquentes images de paradis, chinées un peu partout. La question que je lui posai donc, un jour, alors que nous étions sur la terrasse, sous la pleine lune, porta sur sa mémoire. « Aurais-tu donc si peu de mémoire, qu’il te faille garder les yeux, ouverts, infatigablement comme tes paupières ? Aurais-tu donc si peur d’effacer les traces des images qu’ils recèlent en surface, au point de penser que ce simple geste contre nature t’empêcherait d’en moissonner bien d’autres ? Elle ne me répondit pas immédiatement puis, quelques instants plus tard, et paradoxalement après avoir pincé ses yeux, puis les avoir rouverts brusquement, elle m’expliqua que la meilleure façon de rendre un rêve lucide était de l’apostropher. Mais pour y parvenir, il s’agissait d’abord d’en fixer les scènes, en immobilisant les supports et en laissant jouer librement les personnages. Cela, autant de fois que le rêve se renouvellerait. Mais encore fallait-il ne pas se rendormir dessus, car le risque de l’effacer à jamais demeurait trop grand. Tout cela, me chiffonnait, car j’avais, moi-même, beaucoup voyagé mais pas souvent les yeux ouverts. Les yeux et les paupières fermés marquaient, pour ce qui me concerne, ce nécessaire repos du corps et de l’esprit, utile à effacer tout le reste. Quelque chose qui ressemblait à une médication sous prescription ou à une méditation sans instruction particulière. Certainement pas une bénédiction. Il me vint alors l’idée de traduire les affabulations sous tabulateurs de Juliette et d’essayer de capturer et de traduire, non pas une de ces traces qu’elle voulait ineffaçable, mais plusieurs d’entre elles, pour les exposer, côte à côte, les unes sur les autres, et fabriquer un monde qui ne s’effacerait pas, seulement parce qu’une paupière chargée de cils cambrés se serait abaissée. Des yeux en amande, tous grand ouverts, sont alors apparus, coiffés d’ombrières et répétés autant de fois que le support pouvait le recevoir, portant autant de scènes que Juliette pouvait en retenir en une seule journée, sans jamais vouloir n’en dépasser ou en oublier aucune. Anne DEMIANS/ octobre 2015 *Juliette c’est cette jeune fille qui vit à Southampton, a une longue chevelure blonde, nouée sur le haut du crâne et qui s’active tout le temps comme s’il s’agissait de toutes les chances à prendre sous vigilance orange. Cette jeune fille qui voulait voyager qu’en ne tournant qu’autour d’un seul point fixe et qui ne fermerait aucun chapitre.

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